La liberté du pianiste
Sécurité réglée, sécurité gérée ? Le débat est récurrent en France, il l'est moins dans les pays anglo-saxons. En France, l'État intervenant avec des prescriptions massives dans toutes les démarches de sécurité et de santé, la règle est vue comme en étant la condition primaire et même parfois exclusive. Qui n'a pas entendu cette réflexion à propos de la sécurité du travail : « Tout est dans le Code, il suffit de l'appliquer ». Cette approche très déterministe de la sécurité est rassurante, mais elle est malheureusement plus théorique que pratique.
Si les règles, qui ont valeur de mesure pratique susceptible d'une mise en œuvre effective, sont nombreuses, elles ne sauraient bien évidemment tout prévoir. C'est cependant cette ambition qui semble animer les administrations, tant leur souci est grand de toujours élargir le champ du prescrit et d'accroître les précisions. Mais comme les règles sont le fruit des capacités de prévision et que celles-ci résultent plus d'un regard sur le passé que sur le futur, elles ont du mal à saisir les évolutions et les risques qui y sont associés. D'où cette course poursuite perpétuelle à laquelle nous a habitué le pouvoir règlementaire.
Et comme celui-ci cherche à affirmer son emprise complète sur le sujet, il crée des obligations de portée générale qui, n'ayant plus valeur de mesure particulière, imposent des démarches de gestion, mais aussi de la prudence, de l'attention, de la vigilance, etc. Il sollicite ainsi les applicateurs des règles, en leur demandant d'engager les actions et mesures complémentaires nécessaires en tant que de besoin. La démarche est désormais généralisée. La preuve est ainsi faite que la sécurité par les règles n'est pas suffisante et qu'elle doit être prolongée par une gestion active.
Ces deux démarches ne sont pas antagonistes mais complémentaires. Cependant, les règles ayant mission de définir le socle des modes de gestion et allant parfois jusqu'à les encadrer, leur influence ne peut être négligée. Ainsi selon leur degré de précision et leur nombre, la nécessité gestionnaire pourra varier et la liberté du choix des solutions sera plus ou moins grande. Nous ajouterons qu'il est aujourd'hui établi que les dispositifs réglementaires qui sont marqués par leur épaisseur n'incitent pas aux démarches managériales sur leur sujet, comme si le souci des règles et de la conformité occupait toute la pensée de leur destinataire et entravait leurs réflexions. Comment sortir de cette difficulté ?
Il apparaît tout d'abord nécessaire que la démarche gestionnaire soit vue comme déterminante et complémentaire par les concepteurs et créateurs du prescrit. Il convient ensuite que cette complémentarité ait pour eux valeur d'objectif. Ces deux conditions préalables doivent conduire à un certain équilibre entre la part des règles et la part du management. Pas assez de règles ne favorise pas l'initiative, mais trop de règles la tue. L'exercice est donc difficile.
La recherche d'un tel équilibre relève plus de l'art que de la technique. Je pense aux pianistes qui jouent une partition. Aucun ne la joue à l'identique, du moins pour les oreilles exercées. Mais les meilleurs ont pris la liberté pour règle. Sommes-nous alors prêts à penser de la sorte dans les domaines des sécurités ? Je ne peux le croire quand j'observe combien nous avons du mal à articuler les dispositifs règlementaires à nos systèmes de management. Il nous faudrait nourrir chacun d'eux d'une bonne dose d'imagination, d'optimisme, de courage et de responsabilité. C'est un exercice très exigeant, trop peut-être pour le plus grand nombre d'entre nous. La soumission aux règles est plus aisée, moins contraignante.
C'est le paradoxe bien connu de la liberté. Pensons au prisonnier de longue peine qui retrouve la liberté et qui, n'en comprenant plus la signification, en refuse les contraintes et récidive, satisfaisant inconsciemment son attachement aux règles de la prison. Pensons encore aux peuples de l'ancien empire soviétique, dont le quotidien a été si longtemps fixé par des règles, des contrôles et de la délation et qui ont toujours tant de difficultés à vivre leur liberté.
La gestion active des systèmes de sécurité ne peut donc relever d'un décret, mais d'une longue éducation par la pratique des pouvoirs publics et des destinataires des règles. Dans un pays aux traditions si éloignées, où est née dans la nuit des temps cette formule si étrange, « le problème est réglé », l'évolution ne nous paraît possible que si les premiers font confiance aux seconds. Sinon la dynamique historique de l'administration poursuivra sans fin sa production normative.