Le doute, la sécurité, le Mediator et …
Jamais dans l’histoire de l’humanité, la sécurité n’a fait l’objet d’autant de recherches, de publications, de modélisations savantes fondées sur la certitude que là sont les bonnes pratiques. Le phénomène est né au XIXe siècle avec les premières réglementations du travail et de l’industrie, l’idée dominante étant alors que le respect des règles garantit la sécurité. Cependant, l’idée étant de démontrer que le respect des règles ne pouvait suffire, il a été prolongé et enrichi plus tard par le taylorisme et l’organisation scientifique du travail, puis par l’ergonomie, la psychologie et la sociologie. Plus récemment, la gestion des risques et la pensée cindynique l’ont engagé, dans la production d’une explication rationnelle et complète des dangers, des risques et des dommages.
On devrait souhaiter que ces trois types de pensée convergent comme des rivières vers l’estuaire, permettant à chacun d’eux d’avoir une force supérieure à leur simple addition. Mais ce n’est malheureusement pas le cas. Chacun d’eux tend plutôt à se développer dans un champ social et professionnel particulier dans lequel il est perçu comme la valeur sûre, la solution ou encore la vérité. J’observe que les universitaires, les formateurs, les consultants, les fonctionnaires et les professionnels des entreprises et des collectivités ont tendance à penser les solutions qu’ils proposent à partir de l’un de ces trois modèles. Ce n’est cependant pas de la qualité de chacun d’eux dont je veux débattre aujourd’hui, chacun ayant ses forces et ses faiblesses dès lors qu’il est confronté à la pratique, mais de la certitude qui habite généralement ceux là même qui présentent leur solution. Certitude que je vérifie régulièrement dans le cadre de mes expériences croisées de l’enseignement supérieur, de la formation continue, du conseil et de l’édition. Tous veulent persuader qu’ils détiennent la vérité quant à la méthode, l’outil ou le moyen. Pour le plus grand nombre la vérité est semblable à un objet bien ficelé qu’ils ont en leur possession, enfermée dans des for-mules, dans un système qu’ils ont reçu d’autrui et qu’ils veulent transmettre. À l’instar de tous les convertis de dernière heure, ils ont alors du mal à admettre que l’absence de doute sur l’efficacité pratique de leur pensée en est sa première faiblesse.
La sécurité étant un idéal qui par définition ne sera jamais atteint, est cependant l’alpha et l’omega des espérances de toutes les sociétés humaines depuis la nuit des temps. Toutes s’efforcent de l’atteindre avec plus ou moins de réflexion et de bonheur, mais toujours avec la croyance qu’elles disposent de la meilleure for-mule pour y parvenir. C’est ce qui explique que l’échec remet très rarement en question les modèles en place. Ainsi, après tout événement même banal faisant obstacle à la sécurité, de nouveaux textes réglementaires apparaissent, confirmant ainsi l’attachement à l’idée de l’efficacité par les règles. On peut aussi constater que lorsque les modèles de pensée ergonomique, psychologique ou cindynique sont mis au service de l’analyse des événements, ils ont plus d’aptitude à mettre l’accent sur les faiblesses de leur mise en œuvre que sur leurs capacités et limites intrinsèques.
Cette difficulté à voir les points faibles des meilleurs modèles de pensée de l’action mérite d’être approfondie afin d’en trouver quelques explications. Apportant de l’assurance, elle participe certainement du souci de mobiliser le plus possible les cerveaux et les cœurs afin de produire de l’énergie. Elle relève alors des principes du chef et de l’art de la guerre et elle est gommée. Elle est également due à un phénomène bien humain, très humain devrions-nous dire, celui de la satisfaction qui imprègne généralement tous ceux qui ont œuvré à la mise en place d’un dispositif. La conscience du travail bien fait affaiblit et même éteint toute vision critique.
Ces humbles remarques visent à démontrer que la force d’un système de pensée dont la mission est de produire de la sécurité dans la durée de notre aventure collective, c’est-à-dire aussi bien dans les temps courts que dans les temps longs, se trouve dans sa capacité d’autocritique, qui seule peut lui permettre d’anticiper et de maîtriser l’improbable. Douter sur ses qualités doit être vu comme le ferment de tout programme d’actions. Mais, un doute qui sera fondé sur la raison plutôt que sur la peur. Un doute qui sera alors une source d’énergie et d’efficacité, mais qui manque souvent aux dispositifs de sécurité, bien qu’ils aient été mis en place à cet effet. La très regrettable affaire du Mediator en témoigne
… Fukushima
Notre éditorial était rédigé lorsque, le 11 mars dernier, le Japon a été victime d’un premier tremblement de terre suivi de plusieurs fortes répliques puis d’un tsunami et enfin d’un très grave accident nucléaire. Nous n’avons pas à en reprendre une seule ligne, tant ces événements confortent notre analyse. Toutefois, nous souhaitons le compléter sous l’éclairage de ce drame en trois actes.
Exposé plus que tout autre pays à la menace des séismes, le Japon a mis en place des réponses technologiques, humaines et organisationnelles considérées comme exemplaires dans le monde entier. Il a été atteint par l’un des plus gros séismes enregistrés par les sismographes, le niveau 8,9 ayant été retenu. Le phénomène n’a toutefois pas surpris les spécialistes. La construction parasismique étant généralisée, le séisme n’a eu que des effets limités. Deux centrales nucléaires ont été touchées et ont subi des dégâts matériels qui n’ont cependant pas mis en cause la sûreté nucléaire. En revanche, l’énorme vague qui a submergé la partie nord-est du pays est à l’origine de l’essentiel des dégâts humains et technologiques. Le 25 mars, à l’heure où nous écrivons ces lignes, le chiffre officiel est de plus de 10 000 morts et 17 000 disparus. Mais les autorités le présentent comme très provisoire et augurent qu’il pourrait être multiplié par trois. Plus de 360 000 personnes ont en outre été évacuées. Au plan technologique, les deux centrales nucléaires installées en bordure de mer ont été submergées par la vague qui a provoqué d’importants dégâts mettant en cause la sûreté. La situation a été très tôt aggravée par l’explosion d’un réacteur de la centrale de Fukushima.
La confiance dans le dispositif parasismique a écrasé le doute
Malgré sa force exceptionnelle, le tremblement de terre a été assez bien maîtrisé, mais le tsunami a eu des effets catastrophiques. De ce constat, il est permis de tirer une première leçon qui consiste à dire que le très haut niveau de la menace des séismes a mobilisé le pays autour d’une politique de prévention et de limitation qui a montré son efficacité. En revanche, la menace du tsunami n’a pas été prise en compte avec la même intensité, ni par les politiques, ni par l’administration ni enfin par la population. Une seconde leçon peut être retenue en ces termes : la qualité des démarches de sûreté tient aux données qu’elles intègrent. Dans ce cas précis, le danger du tsunami semble n’avoir pas été sérieusement pris en compte. La con-fiance dans le dispositif parasismique a écrasé toute inquiétude majeure et neutralisé la prise de doute chez tous les protagonistes.
Toujours pas maîtrisé, ce très grave accident est aujourd’hui la source d’une polémique internationale sur l’opportunité ou le danger du nucléaire civil. Ce n’est pas la première, ce ne sera pas la dernière. Les discussions touchant au nucléaire, sont si passionnées qu’il est possible de leur trouver un caractère quasi religieux. Certains de ses opposants évoquent l’apocalypse et certains de ses défendeurs opposent leurs certitudes technologiques dans la maîtrise des risques (sic) ce qui renvoie sinon à Dieu, du moins au grand architecte de l’univers. En France, l’argument majeur est généralement renvoyé au gaullisme et à l’indépendance nationale. Cette polémique a été chez nous particulièrement animée. Comme nous ne pen-sons pas que Préventique Sécurité a pour mission d’imposer des points de vue, sa finalité étant de faciliter les échanges, nous nous limiterons à exposer les données principales des débats.
Il est vrai que l’explosion d’un réacteur peut avoir des conséquences d’une extrême gravité pour la santé publique et ce durant des décennies. Il est également vrai que le nucléaire français dispose d’une ingénierie de sûreté supérieure. Mais on oublie trop fréquemment de souligner que celle-ci est fondée sur l’optimisation permanente ce qui signifie que le doute l’anime en continu. À cet égard, le modèle nucléaire mériterait d’inspirer plus le modèle Seveso. Mais les Français ont du mal à regarder en face et à bien comprendre cette idée d’optimisation.
Le drame faustien du nucléaire
Ce doute n’est cependant pas retenu comme suffisant par les opposants, en raison des enjeux apocalyptiques du risque, de sorte qu’un compromis de la nature de celui du Grenelle Environnement est difficile à envisager. Mais, la décision de sortir du nucléaire peut-elle être envisagée sur la seule base de la perception sociale du risque ? Cela nous semble également très difficile, car nous sommes les prisonniers du système dans lequel nous nous sommes engagés avec des investissements de très longue durée.
Les Français ont dans une certaine mesure passé un pacte avec le nucléaire. Mais c’est un pacte de type faustien* parce que, s’il nous permet de disposer d’une électricité de faible coût, il nous interdit toute décision de retrait, du moins à moyen terme. Dans l’hypothèse non vérifiée d’une inquiétude croissante de la population, à l’encontre du nucléaire vu comme le diable Méphistophélès, il n’est pas certain qu’elle consentirait à réduire ses revenus, car telle serait la conséquence d’une rupture du pacte.
par Hubert Seillan